Au collège, l’histoire géographie a la réputation d’être une matière où l’on « gratte ». Tous les élèves vous le diront : « En histoire géo, on gratte ! » En effet, bien que les enseignants aménagent de plus en plus de temps au débat autour de documents, les élèves ne seront jamais dispensés d’un cours à copier, si ce n’est au moins une petite synthèse. C’est cela que les élèves appellent « gratter » : écrire. La formule peut être positive ou négative selon le contexte. On gratte un bouton, une croûte… On constatera généralement que, si l’action de se gratter n’est pas toujours bien consciente, l’image proposée pour décrire l’écriture n’est donc guère positive.
Quand viennent la 4e et la 3e, l’enseignant doit impérativement former les élèves à la réalisation de « paragraphes argumentés » qui sont la reformulation du cours la plus complète possible selon un axe d’argumentation clairement posé. Ne boudons pas notre plaisir et narguons ces professeurs à qui l’on demande un tour de force ! Alors, qu’est-ce que ça fait de demander aux élèves de produire un discours argumenté ? La correction de ces copies maladroites, ça vous plaît ? J’espère que vous corrigez aussi leurs fautes de français ! Sachez néanmoins, lecteur, lectrice, que vous ne rendez pas nécessairement service aux enseignants en produisant vous-même le paragraphe argumenté de votre gosse s’il était proposé à l’occasion d’un devoir maison : vous croyez-vous si brillant, si supérieur à votre enfant ? et si votre orgueil venait à être cruellement blessé devant lui par une note désastreuse ? De plus, vous avez la fâcheuse manie de rendre des tartines. Sans vous, l’exercice en tout cas paraît à la plupart des élèves plus dangereux que le triple saut périlleux arrière sur le plongeoir de la piscine, plus insoutenable qu’un baiser à Mme. Gésir, dont le gilet vert gris sent le moisi, plus mortel que la descente du Mont Blanc en rollers.
Un autre exercice que doivent accomplir les élèves dans cette discipline, c’est le fond de carte, à savoir décalquer une carte sur un manuel, établir une légende, un code couleur, puis colorier la carte selon les consignes. Il faut imaginer ces cartes sur papier calque, gommées moult fois, rayées de coups de crayon de couleur de manière anarchique ; il a été prouvé que dix-neuf fonds de carte sur vingt irritent la vue de n’importe quel quidam. Il faut donc se figurer le supplice des professeurs d’histoire géographie qui voient défiler ces traces ignobles d’un travail fièrement bâclé ; et pas un élève n’admettra avoir rendu un torchon, chacun prétendra même y avoir passé plus de trois heures !
En histoire géo, donc, « on gratte ». On gratte des connaissances, on gratte parfois un fond de carte… Les professeurs acceptent la formule bon gré mal gré en espérant que leur cours qui est la mise en perspective de nombreuses existences humaines va finir par démanger un peu la conscience de ces élèves.
Mais il y a plus fortiche :
Quand un professeur d’histoire géographie a ingéré un bol d’excellentes céréales, un bon yaourt ainsi qu’un fruit au petit déjeuner, quand il se sent sain et fort, il entreprend de mener un débat avec ses élèves.
Bien. Il lui a déjà fallu établir un thème ainsi qu’un dispositif pédagogique. Une partie de l’énergie du dîner y est passée, une partie de celle du petit déjeuner s’évapore dans la récapitulation.
Le thème doit être en relation avec le cours. Mettons que le débat portera sur l’histoire. En sixième, le programme insiste sur l’antiquité et les textes fondateurs ; en cinquième, c’est principalement du moyen âge et de la renaissance qu’il est question ; en quatrième, ce sont les XVIIe, XVIIIe et XIXe siècles qui sont à l’honneur ; la troisième aborde tous les faits saillants du XXe siècle et pose les éléments de connaissance du monde moderne. Avant de choisir un thème de débat, il faut distinguer sujets de réflexion et sujets polémiques, il faut savoir si le sujet fera s’affronter deux thèses ou s’il sera ouvert à toutes les propositions... Il faut ensuite adapter son dispositif pédagogique à cela. Est-ce que le professeur gardera l’organisation des tables telle quelle, est-ce qu’il les disposera en U, en plusieurs carrés, groupes de réflexions ? Y aura-t-il un président choisi parmi les élèves, y aura-t-il un greffier ? Y aura-t-il un représentant d’élèves pour chaque thèse, conseillé en aparté par son groupe d’élèves ; ou alors chacun pourra-t-il librement prendre la parole ? Est-ce que l’enseignant voudra que le débat soit le plus policé possible ou tiendra-t-il compte de la possibilité d’une cacophonie qui lui permettrait de démontrer les vertus ainsi que les vices de la démocratie ?
Voilà l’enseignant qui sue à grosses gouttes avant même l’action…
Et que dire de l’action, du débat effectif ? Pourquoi les élèves se sentent-ils obligés de proposer les pires contresens, les pires âneries sans aucun rapport avec le sujet ? Il faut croire que le plaisir de débattre est, chez les élèves entre autres, surtout le plaisir de déblatérer…
Il ne faut pas tant tenir rigueur aux enseignants de leurs échecs ! Chaque tentative est louable ; chaque débat, s’il ne conduit pas à un meilleur monde et s’il éprouve le moral de l’enseignant, est une station du chemin de croix du professeur d’histoire géographie.
Avant de devenir professeur d’histoire géographie, l’homme a eu à affronter un terrible dilemme. Il a dû choisir, dès l’entrée en faculté, entre l’étude de l’histoire et celle de la géographie. Ceci est, bien sûr, très schématique, la séparation n’est pas si grande qu’on pourrait le dire, mais dans l’ensemble, cela donne deux types d’individus très différents.
Observons celui ou celle qui a choisi l’histoire. Il est fébrile, ses cheveux poussent plus vite que la moyenne, il sue facilement. Son cerveau a un cycle très court et son pouls est remarquablement rapide ; ses nerfs sont assez prompts à la réponse. Il développe deux facultés intensivement : la prise de note à grande vitesse et une mémoire à grande capacité. Sa mémoire sur le long terme est surprenante mais sa mémoire immédiate est quelque peu atrophiée. Il est souvent de gauche, quand il n’est pas catholique de droite. Il est généralement assez bon styliste, ses théories n’ont pas forcément l’ampleur qu’il souhaiterait. Une des formes les plus ingrates de sa compétence est l’accumulation de dates et de noms qui le condamne rapidement à une obsession constitutive de sa personnalité.
Examinons maintenant celui ou celle qui a choisi la géographie. Il a les cheveux courts (elle aussi), il aime le sport et pratique des sports collectifs. Il est sain et dynamique, mais ses tenues vestimentaires manquent de distinction – il porte très volontiers d’ignobles chaussures de sport aux couleurs criardes. Il développe des facultés de raisonnement rapide et d’approche superficielle. Il a une sainte horreur des dates ; sa mémoire est courte. Pour se remémorer les noms des villes et des fleuves, il fait appel à des moyens mnémotechniques qui développent chez lui une faculté aux jeux de mots – les contrepèteries sont sa spécialité. Si sa mémoire lui fait défaut, il pourra toujours dire qu’il existe tant de villes, tant de lieux-dits aux noms identiques dans le monde qu’il confond ! Il aime échafauder des théories, s’intéresse à la sociologie quand il est de gauche. Il est d’ailleurs quelquefois de droite. Son style est médiocre, parfois maladroitement ampoulé, mais la dynamique de sa pensée est supérieure.
Considérons maintenant ces deux catégories de personnes. Sont-elles faites pour s’entendre ? A priori non. Les couples amoureux formés entre deux tenants de ces deux disciplines sont explosifs.
Et pourtant, ils vont enseigner la même discipline avec autant de passion et de réussite. Les professeurs d’histoire géographie sont, pour la plupart, syndiqués, et ils participent activement à la vie scolaire.
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© Louis Butin & cercle DPMC