Cale

 

La table branlante est une espèce de table que l’on trouve immanquablement dans une salle de classe. Il est des prudents qui tâtent les tables, les secouent pour juger de leur stabilité avant de s’asseoir, mais tous n’agissent pas ainsi.

Une fois bien assis, les affaires sorties du sac, disposées comme il faut sur la table, cahier et livre ouverts à la bonne page, stylo débouchonné en main, le collégien s’attelle à sa tâche. Au bout de la deuxième ligne, il se rend compte que quelque chose cloche ; malgré sa grande application, les lettres qu’il trace sur sa feuille tremblent et les lignes flottent. Son regard se teinte d’incompréhension et d’un peu de peur. Il se ressaisit, se force à se rasséréner et poursuit son travail avec plus d’application encore. Sa main support appuie fort sur la table et celle qui manie le stylo enfonce avec volonté celui-ci dans le cahier. Malheur ! Ses lettres et lignes tremblent et flottent davantage encore. Il s’entête, commence à perdre ses nerfs ; et finit par se rendre compte que c’est la table qui bouge. Il repose alors son stylo, repousse son cahier, plaque sa main sur la table, et la fait aller d’avant en arrière : effectivement, la table bouge ; que faire ? Si le collégien est un peu jeune, il ne saura pas. On verra ses épaules s’abaisser et ses yeux adresser un signal de détresse à son professeur.

Le professeur le regarde ; l’élève fait bouger la table, il voit ensuite son professeur le rassurer d’un geste de la main avant de se saisir d’une feuille de papier qu’il entreprend de plier. L’incompréhension du jeune collégien confine à ce moment-là au désespoir. Son professeur s’avance et atteint la table, qu’il fait bouger lui aussi avant de s’accroupir, papier plié en main. Quand il se relève, il plaque sa main sur la table, il essaie de la faire bouger, ce n’est plus possible. Le collégien baisse les yeux et découvre la cale de papier glissée sous un des pieds de la table. Il essaie lui aussi de la faire bouger, en vain. Il va pouvoir se remettre sereinement au travail. Pour un peu, on pourrait le dire heureux, soulagé qu’il est par ce bout de papier transformé en cale miraculeuse.

En lui s’est figé le geste tutélaire du professeur – beauté souveraine de la transmission des savoir-faire.

 

 

plume forum

 

© Louis Butin & cercle DPMC